Discours en hommage à la famille Schenkel, de Juliette Benamon, lors de la pose des Stolpersteine le 1er mai 2019

« C’est ici qu’habitait, au 6 rue de Barr, la famille Schenkel. Les Schenkel était une famille comme les autres. Un couple de parents soudés, entourés de leurs cinq enfants joyeux, confiants en l’avenir. Ils ont marché dans cette rue, se sont promenés dans ce quartier.

 En ce jour de yom hachoah, nous allons commémorer leur souvenir, et avec eux celui des 6 millions de juifs victimes de la barbarie et des crimes Nazis.

C’est avec une grande émotion que je me trouve aujourd’hui devant vous, au 6 rue de Barr à Strasbourg, chargée de l’insigne honneur, du triste privilège, de rappeler les noms de la famille Schenkel, de rendre hommage à leur mémoire, de dessiner leurs silhouettes parties en fumée, d’esquisser leurs visages martyrisés. 

Grâce aux Stolpersteine, ces petites plaques de laiton scintillant, « mémoire entre les pavés », les suppliciés de la shoah auront leur humble épitaphe, et leurs noms, par-delà l’abîme, reviennent vers nous comme pour guider nos pas.

Nathan Schenkel,  était l’oncle de mon père Isi Rosner. Les enfants étaient ses cousins germains.  

   Et moi,  la petite nièce et cousine, je porte le prénom de la mère de Nathan Schenkel, Perle-Sarah, grand-mère des enfants Schenkel, et qui fut mon arrière-grand-mère.  

Est-ce pour cela que le hasard, qui n’est jamais tout à fait fortuit, m’a offert le sombre mérite d’évoquer  le souvenir  d’une famille emportée par la Shoa parce que juive,  assassinée par les Nazis parce que juive, massacrée à Auschwitz parce que juive ?

La famille Schenkel était une famille  d’origine polonaise ; Nathan, le père, était né à Dukla en Pologne. Sa femme Esther, née Silbermann était née, quant à elle, à Radomysl, elle était polonaise comme son mari, naturalisée française comme lui. Il vivaient à Strasbourg au 6 rue de Barr, leur dernier domicile,  et tous les enfants étaient nés dans cette ville.

Nous possédons une photo des cinq enfants Schenkel, une photo-carte postale comme on en faisait autrefois, qui, telle une bouteille à la mer, va vivre sa propre vie, et va redonner miraculeusement corps et âmes à ces oubliés, rendus inoubliables  par le récit  de Jean-Marc Parisis,  publié en 2014.

Cette photo a été prise autour de 1942 et montre une fratrie souriante.  Le cliché a été  gardé précieusement par ma maman Mireille Rosner, ici présente, qui  porte le flambeau de la mémoire familiale, et qui a envoyé cette photo à Serge Klarsfeld.

Un jour, l’écrivain Jean-Marc Parisis tombe en arrêt devant cette pellicule qui lui « saute aux yeux » comme il l’écrit.  Il est ému et il devine, selon ses termes,  que « ces enfants nous regardent et que nous les regardons aussi ». Dans cet échange de regards par-delà la mort,  nous découvrons une fille et quatre garçons. Des enfants au regard clair et facétieux. Une fratrie solaire.

Cécile est l’aînée, elle est jolie, elle a la peau nacrée, le cheveu noir, l’œil brillant, un futur plein de promesses.  Isaac,  le second,  est un  garçon  aux yeux rieurs, un bon camarade certainement. Jacques, le blondinet de la famille, est mutin et bon vivant,  Maurice, le cadet, a le regard plus  mélancolique, un rien boudeur, il en faut un dans une famille, et  Alfred, le benjamin, semble tout à la fois sage et coquin.

Sur cette photo on ne voit pas Nathan le père, dont on sait qu’il portait toujours des chemises blanches et  dont j’imagine qu’il avait les traits bienveillants de Mirl sa sœur, ma grand-mère, de mémoire bénie. J’imagine aussi qu’il en avait les yeux bleu translucide, qu’il était  bel homme comme  son frère aîné, David, mon grand-oncle.

De la mère Esther, j’ai appris,  grâce au  récit de Parisis, qu’elle était une grande et belle dame élégante, portant toujours un sac à main.

La famille s’était réfugiée à la Bachellerie, ue hameau en Dordogne non loin de Périgueux. Ils étaient appréciés, se souvient Madeleine, une dame du village qui les avait connus alors. Ils avaient quitté Strasbourg pour échapper à la barbarie.

Ce  voyage  les mènera dans la gueule du loup. En mars 1944, ils sont victimes d’une rafle à la Bachellerie. Nathan Schenkel sera fusillé sur place par les Allemands. Esther et ses cinq enfants seront transférés à Drancy, puis déportés à Auschwitz le 13 avril 1944, par le convoi 71, le même que celui des 34 enfants de la colonie d’Izieu. Tous furent exterminés.

Cécile avait  13 ans, Isaac 12 ans, Jacques 10 ans, Maurice, 8 ans, et Alfred 6 ans.   

Seul le corps de Nathan Schenkel a eu droit à une sépulture, ramené par ma famille à Strasbourg et enterré au cimetière d’Adath Israël.

Permettez-moi de conclure sur une petite anecdote personnelle. Une de ces coïncidences troublantes qui déconcerte ; c’était il y a quelques mois. Je suis professeur de lettres à l’Ecole Aquiba, et, à l’occasion d’une étude sur le roman Charlotte Salomon de Foenkinos, je préparais pour mes élèves un dossier sur les Stolpersteine. Or,  je reçois le lendemain un mail portant  le titre « Stolpersteine ». Je crois alors à l’un de ces liens que produisent les moteurs de recherche, par le miracle de l’informatique.

Mais il n’en est rien ;  je découvre alors le message de Fabienne qui me parle de ce  magnifique projet  des Stolpersteine. Signe du destin, ironie du sort, clin d’œil d’une puissance sacrée ? je ne sais, mais j’en suis encore troublée, presque effrayée.

A présent, j’ai l’honneur d’assister avec vous à la pose des Stolpersteine pour honorer les noms de ces personnes, dont le seul tombeau est leur souvenir que nous perpétuons. Aujourd’hui, grâce au dévouement  des membres  de l’association des Stolpersteine, c’est une forme de sépulture qui leur est accordée. 

וְנָתַתִּי לָהֶם בְּבֵיתִי וּבְחוֹמֹתַי יָד וָשֵׁם

   dit le verset d’Isaie :

« et je leur donnerai dans ma maison et dans mes murailles un lieu et un nom ».

Désormais le lieu existe, modestement, mais  les noms sont bien visibles. À nous de les faire briller le plus longtemps possible »