Discours de Pascale Lemler pour la famille Loeb-Bloch

1-5-2019

Ils ont été assassinés en toute « légalité » niés dans leur humanité et leurs assassins crurent pouvoir effacer leurs meurtres sans laisser de traces.
Mais les traces invisibles sont les plus tenaces car nous les rendons nous-mêmes visibles. En nous sont nos ancêtres ; dans notre ADN leur histoire est inscrite et notre présent, personnel comme collectif, est imprégné de leurs temps.

Ceux qu’ici nous rappelons n’ont pas seulement connu un destin personnel tragique. Ils ont été les témoins-victimes d’un « crime contre l’humanité», de l’invention d’une « solution finale » de l’humain. En ce sens nous sommes tous des survivants, toutes les générations européennes d’après ont à reconnaître qu’elles sont concernées. Car à  la naissance peut désormais être associé la possibilité d’être exterminé ou d’exterminer.

En ces pavés mémoriels cette question des générations est particulièrement visible. Est-ce un hasard qu’il ait fallu 75 ans pour qu’apparaisse ici clairement l’effacement concomitant de trois générations ?  75 ans, l’équivalent de trois générations justement ?  Celle des grands-parents, des parents, des enfants ; celle de grand-mère Jeanne, de sa fille Yvonne et son gendre Louis, de leurs enfants  Jean-Paul, Armand Simone.

Trois générations pour que puisse s’inscrire dans l’espace public le nom de ceux qui n’eurent aucune matzevah, puisqu’au-delà de leur assassinat, il fut tenté d’effacer qu’ils avaient un jour existé. Et leur souvenir ici marqué, montre qu’« ici habitaient », ceux à la suite desquels nous vivons et que sur ce même trottoir marchaient ceux dans les pas desquels nous marchons.

Trois générations pour bien voir que cette histoire nous regarde et que pour mieux avancer et moins trébucher nous avons à y voir de plus près.

C’est paradoxalement ce que ces « Stolperstein », pierres d’achoppement, disent et montrent.

Incrustés, posés sur un socle profondément ancrés dans le sol ces noms : Loeb, Bloch, Lévy, portent une longue histoire liée à cette ville, à cette région, à ces villages alsaciens où les juifs sont présents depuis des siècles et cette famille depuis des générations.

Stolperstein, un mot allemand qui ne vise pas la réparation, mais la remémoration ;  que soit vu ce qui fut et parfois tu. Que soient entendu ce qu’ici on lit : qu’ils furent assassinés d’être « nés » ; assassinés d’être ainsi nommés : Lévy, Bloch, Loeb notamment.

Que soit vu ce qu’ici on entend pas à pas et qui à chaque pas s’entend là : le son d’un burin, d’un poinçon qu’une main tient pour inscrire l’humain.

Quand j’ai vu à Berlin, la main de Mickael Friedrichs-Friedlander, marteler sur la plaque de laiton, les lettres d’un être, celles de Jeanne Bloch et que j’entendais – dans ce geste qu’à chaque Stolperstein il fait – rappeler l’exigence du souvenir, en écho s’est imposé à moi celui-ci qu’avait raconté papa :

Ici, à Strasbourg en septembre 1938 après Munich des autonomistes alsaciens pronazis ont brisé les vitrines des magasins appartenant à des personnes juives de la ville et cassé également les plaques de médecins juifs dont peut-être celle du père de papa et de Nicole.

Cette plaque de médecin était-elle en laiton ? Au marteau qui brisa l’une répond le martèlement de noms. Appelle à se souvenir de ne pas oublier ce qui est arrivé ici, ici comme presque partout dans l’Europe que l’on croyait civilisée. Rappelle qu’on se souvienne de la fragilité de l’humanité et qu’ici vivaient des parents et des enfants tués parce qu’ils étaient nés. Des parents et des enfants qui nous ressemblent et nous rassemblent ici.

Nous rassemblent ici : belle victoire de la vie !

Puisqu’en ce 1er mai 2019, 75 ans après, depuis sa plaque du souvenir, nous pouvons entendre Jeanne, notre ancêtre commun, nous raconter sa vie ; dire à ses descendants jusqu’à la 6me génération à présent, quelle fut sa vie et comment elle finit le 1 mai 1944.